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Increvables anarchistes : "Individualisme !Ce mot, la plupart du temps, est mal compris.On ne doit pas le confondre avec des significations étroites, en particulier avec égoïsme, qui a d'ailleurs des aspects positifs. Surtout pas avec ce qu'on appelle l'individualisme bourgeois, qui se confond plutôt avec le profit personnel et le souci de l'exploitation. On doit réfléchir aux implications multiples de ce mot. En toute sa force, il revendique la place de l'individu comme responsable de soi-même. Il n'est nullement un repli exclusif de l'individu sur sa seule existence, ni le refus de considérer les divers individus comme valables.Historiquement, il apparaît comme la reconnaissance de l'individu pensant. Il réagit à l'encontre de l'écrasement social qui tente de l'annuler. Il marque l'autonomie irréductible du fait même de la pensée.
Dès l'origine de la réflexion philosophique, il se place au premier rang de la recherche de l'éclaircissement mental. La soumission aux formules d'autorité est la négation de l'accomplissement d'un être comme distinct. L'obéissance aux traditions qui ne font que répéter religieusement les enseignements révélés, la marche en troupeau où la masse chante les hymnes bien appris sont le contraire de tout individualisme.
Dès qu'un homme se dresse en face des injonctions sociales pour recourir à l'examen critique des ordres imposés, il commence à faire acte d'individualisme. Il ne sera que de poursuivre en toutes choses la contestation de la raison pour trouver la réalité d'une pensée indépendante. Une étude approfondie de l'individualisme serait le savoir exact des étapes du dégagement intellectuel et moral de l'humanité. Ceux qui n'acceptent pas les tendances irrépressibles du fait individualisme, et prétendent nier son importance durable, ignorent leur propre individualité. Ils restent pliés sous la pesée de préjugés dont ils n'aperçoivent pas la persistance en eux-mêmes. Ils sont aveuglés par des habitudes qu'ils n'ont pu secouer ni rejeter.
Dès l'entrée, revendiquons l'exacte et précise signification de ce qu'est l'individualisme. D'ailleurs, il se moque des contestations qui n'atteignent pas sa vérité profonde. Il résiste aux fallacieux discours qui imaginent détruire son implantation dans la nature de l'homme lui-même.
L'esprit libertaire est en lui. " Ceux-là même qui le maudissent, l'ont dans leur âme ", dit le beau vers d'Émile Verhaeren. On croit modernes les justifications de la pensée individualiste. Mais c'est bien plus haut que ceux qui se sont instruits ont su trouver les racines du grand arbre.
Il faut se reporter au merveilleux petit livre de Han Ryner : Histoire de l'individualisme dans l'Antiquité. Il y a resserré les diverses conférences qu'il a faites dès le début du siècle sur la pensée individualiste. Ce livre clair n'offre aucune difficulté de lecture.
Le premier grand nom qu'il invoque est celui de Socrate, le père du "Connais-toi toi-même".
Il lui a rendu sa physionomie que des traditions mensongères avaient barbouillée de traits déformateurs. Puis, les sages authentiques, les libérateurs, ceux qui ont fondé les solides interprétations de la conduite de l'homme véritable. Ce furent les épicuriens qui rejetaient la croyance aux dieux et ne s'appuyèrent que sur la connaissance de leur propre nature.
Ils effectuèrent ce qu'Han Ryner appelle une critique de la sensibilité. Une autre recherche pénétrante vint avec les stoïciens. Han Ryner les admire pour leur " critique de la volonté ". Ils aperçurent la force des nœuds formés par le vouloir de raison, et l'indifférence envers les choses qui ne dépendent pas de nous. Telles sont les conquêtes que l'on peut dire éternelles, qui valent pour demain comme elles furent pour hier. Parmi les monuments - on peut les appeler ainsi - bien bâtis des méditations antiques, nous devons situer le Manuel d'Epictète, qui reste un condensé énergique pour ceux qui veulent s'entraîner à se faire eux-mêmes. Je n'insisterai pas sur les détails précieux apportés à l'art du comportement harmonieux par les enseignements sans contrainte extérieure qui introduisent à la pratique de la sagesse.
Nous ne développerons pas toute l'histoire de l'individualisme.
Nous ne citerons pas les noms de tous ceux qui ont inventé un mode personnel enrichissant pour tous les hommes de bonne volonté. Sans invoquer le sceptique prudent que fut Montaigne, on peut rappeler que Descartes ébranla la vieille dogmatique pour inaugurer une méthode rigoureuse. Arrivons au temps où l'individualisme se propage de manière puissante et variée.
Henry-David Thoreau, l'admirable chantre de Walden ou la Vie dans les bois, auteur de la Désobéissance civile. On a pas mal parlé de lui pour le cent cinquantenaire de sa naissance. Son amour enthousiaste pour la vie naturelle, son amour des animaux ont suscité des imitations récentes. On ne peut passer sous silence celui qui signa Max Stirner.
L'Unique et sa propriété a été analysé de façon remarquable par Victor Basch, qui exposa de façon parfaite ses positions philosophiques. L'orientation de son individualisme est plutôt économique.
Il a été suivi par E. Armand, qui, jusqu'à un âge avancé, publia des revues. On devra se référer à son initiation à l'individualisme anarchiste. Voisin de lui fut Benjamin Tucker.
Léon Tolstoï ne peut être récusé par maints aspects de son message. Il s'est opposé à l'État et à ses violences.
Celui qui signa Manuel Devaldès s'est consacré en partie importante de ses écrits au problème de la limitation des naissances. " Croître et multiplier, c'est la guerre ", a-t-il affirmé en un volume paru en 1933. Au moment du déchaînement de la guerre de 1914, il passa en Angleterre où il put faire reconnaître son opposition à tout conflit armé, et obtenir le statut d'objecteur de conscience. Dans la "Maternité consciente", en 1927, il soulignait la valeur du refus d'engendrer pour la prévention contre la lutte armée. Avec cela, écrivain et critique de haut talent.
Les nombreux volumes publiés par Gérard de Lacaze-Duthiers représentent une somme de pensées individualistes. Il pensait trouver dans les époques préhistoriques les traces du premier individualisme. Il ne put malheureusement pas terminer la Philosophie de la préhistoire.
Ne négligeons pas les propos du philosophe qui signa Alain, et qui frise des implications politiques, radicales spécialement, pour revendiquer la critique des organismes collectifs. N'oublions pas Nietzsche, le grand lyrique "d'Ainsi parlait Zarathoustra". Une sœur abusive infligea à son œuvre un travestissement dommageable. Il a insisté sur un individualisme conquérant qu'il faudrait revoir de près.
Georges Palante a construit une pensée critique qui, en face de l'État, situe un individualisme bien argumenté. Son combat pour l'individu mériterait d'être longuement apprécié par sa réflexion sur les tenants et les aboutissants opérés par un esprit de qualité auquel il faudra revenir. Le romancier Louis Guilloux, qui a été son élève, a peint son personnage très transposé en Cripure dans le Sang noir. L'enseignement de Palante a marqué.
Notre contemporain amical, Charles-Auguste Bontemps, a proposé un individualisme social où d'ailleurs il a fait remarquer la valeur de l'égoïsme bien compris. Il sera toujours bon de parler d'Ibsen, dont, dans ses œuvres majeures, l'aspect individualiste est éminent. Le philosophe Louis Prat, disciple et ami de l'immense philosophe Charles Renouvier, a finalement dégagé du personnalisme de son maître une pensée nouvelle, exprimée dans toute son ampleur dans un chef-d'œuvre : la Religion de l'harmonie où il se montre un des philosophes français de premier plan dans l'époque contemporaine. D'autres penseurs ont eu une influence considérable dans le sillage de l'Inde.
Le grand Aurobindo a opéré une synthèse des divers yogas dans un sens original et individualiste. Krishnamurti a courageusement repoussé le rôle de prophète et de saint religieux qu'on voulait lui infliger pour se tourner vers une indépendance très personnelle et une méditation toute libérée.
La richesse des points de vues éclate ainsi dans les apports de l'individualisme moderne. Des esprits de premier plan ont fourni leur analyse variée pour sonder les fondements de cette pensée. Je veux suggérer que ceux qui parlent de l'individualisme sans savoir ce que peut recouvrir ce mot feraient bien de s'instruire d'abord. Je ne désire pas perdre mon temps à des remarques très secondaires sur les affirmations qui restreignent la pensée libertaire à des systèmes fermés.
La vie qui se propage a mieux à faire qu'à des querelles d'école. Je crains presque l'étendue doctrinale qu'il y aurait à mettre en lumière. Je dois en venir à une méditation qui ne peut être passée sous silence, et sur laquelle il sera indispensable de revenir. On comprendrait mal que j'évite de parler de Han Ryner à propos d'individualisme. Sans étudier l'œuvre qu'il a élaborée dans les domaines de la littérature et de l'histoire, et qui demanderait plusieurs volumes, nous devons considérer la part qu'il a fournie à une construction de l'éthique.
Ce terme se rapporte rigoureusement à l'acte du comportement. Il a trait à ce qui me semble la contribution majeure de Han Ryner dans le domaine de l'action personnelle. Son livre de fond a pour titre, chez son éditeur actuel, Un art de vivre. L'auteur l'appelait " La sagesse qui rit ". Même une courte étude nous entraînerait plus loin que nous ne l'avons envisagé pour un texte sur l'individualisme. C'est un vaste exposé, longuement préparé par des années d'adaptation et d'approfondissement. Il ne contient pas tout, et ne le prétend pas. Les relations primordiales y ont été mises en place pour aider à la compréhension de ce que l'auteur a appelé la volonté d'harmonie.
Les problèmes qu'il s'est posés, il n'aspire pas à les avoir tranchés définitivement.
Mais il amène ceux qui le lisent à se les poser pour eux-mêmes. Il rassemble et coordonne, d'abord pour lui même et pour se comprendre, les questions qui reviennent toujours devant ceux qui visent à épanouir en eux une humanité véritable. Il ne se renferme pas en lui-même, en un " unique " qui s'écarterait des autres hommes. Il n'a garde de refuser la sensibilité, le sentiment, le cœur, en cherchant à accorder sa raison aux nécessités de l'univers. Mais il refuse résolument l'abêtissement à des croyances officielles et aux opinions du jour. Il se moque des superstitions politiques et sociales. Il veut faire lui-même sa vie, hors des impératifs extérieurs.
Sa sagesse est d'abord une réalisation intérieure.
Elle se fait en toute lumière. Elle est volonté de ne céder jamais aux ordres artificiels.
Tout cela est dit dans la plus belle langue, faite de simplicité, d'ouverture à une compréhension sans pédantisme. Mais Han Ryner veut exprimer sans dissimulation toute sa pensée. C'est pour ceux qui le lisent un plaisir égal sans doute à celui que l'écrivain a pris à écrire son livre. Rien de la lourdeur d'une philosophie officielle ; une manière tranquille d'exposer lumineusement ce qui pourrait intéresser chaque être qui s'efforce à penser.
D'abord, la certitude que la source de la sagesse est la recherche du bonheur.
Ensuite, que le bonheur est une forme : l'accord et l'équilibre entre les diverses tendances internes, raison, action et cœur. Cela ne semble pas commun par rapport aux doctrines qui ont pour but de fabriquer des disciples et des approbateurs. Cet " Art de vivre " porte la marque d'une philosophie libertaire au sens le plus large. Elle invite chacun à se trouver sans recevoir le label. Il s'y ajoute un sens pluraliste qui permet les réalisations les plus diverses. Telle me semble l'heureux épanouissement d'une pensée noble entre toutes et qui ne souffre aucune contrainte étrangère.
Nous n'avons affaire à aucun catéchisme, serait-ce même la très courte brochure bien articulée, parue en 1903 sous le titre Petit Manuel individualiste, et qui se donne le malicieux plaisir de prendre la forme de l'interrogation d'un catéchisme. Il serait bien de rééditer ce " Petit Manuel " parmi les publications libertaires. Han Ryner regroupe autour de sa pensée centrale les pensées qui lui sont fraternelles, les plus belles fleurs des sagesses les plus accomplies. Il ne veut pas s'appauvrir jalousement en ne traduisant que ses propres réflexions. Mais il nous offre le meilleur de ce qu'ont proclamé les sages, ceux qui ont appris à condenser leur expérience pour en faire profiter les générations successives.
Ainsi, cet individualisme farouche, qui s'est refusé aux crimes d'obéir et de commander, est fait d'amour pour tous les hommes.
Naturellement, une discussion s'ouvrira volontiers sur les questions soulevées par cette trop rapide étude. Nous aurons à écouter des interrogations. Des végétations complexes et foisonnantes doivent encore surgir d'examens attentifs.
Le sujet n'a pas fini de provoquer des questions. Chacun se trouvera lui-même en question.
Nos inquiétudes nous enseigneront mutuellement. Les lueurs que nous pourrons découvrir ainsi seront les résultantes que j'espère voir découler de ces propos. Il y a matière suffisante à susciter des confrontations, et, peut-être, des renseignements sur ce que nous ignorons ou dont nous n'avons pas parlé.
Louis Simon,
La Rue n° 24, 1977.