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L'En Dehors


Quotidien anarchiste individualiste





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Jouir physiquement.

Je veux vivre. Vivre c’est apprécier la vie . L’apprécier individuellement. Or, je n’apprécie la vie personnellement, je ne me sens vivre que par mes sens. C’est par mes sens : par mon cerveau, par mes yeux, par mes mains que je me représente le monde extérieur. Je ne me sens vivre que physiquement, matériellement. Matérielle est la substance grise qui remplit mon crâne. Et matériels sont mes muscles, mes nerfs, mes veines, ma chair. Joies et douleurs, émotions et jouissances, cérébrales, sensuelles, gustatives, olfactives, augmentent ou ralentissent le fonctionnement des organes essentiels. Rien là qui ne soit actuel, naturel, tangible, mesurable même. Il n’est jusqu’à mon effort qui ne soit mesurable.

Je n’ai point d’autre idéal que de jouir physiquement, matériellement de la vie. Je ne classe pas les jouissances en supérieures ou inférieures, en bonnes ou mauvaises. Je classe les jouissances en utiles ou nuisibles, en favorables ou défavorables. Utiles sont celles qui me font apprécier la vie et l’aimer davantage. Nuisibles sont celles qui me la font haïr ou déprécier. Favorables me sont les jouissances qui me conduisent à me sentir vivre de façon plus ample ; défavorables celles qui m’amènent à diminuer ma sensation de la vie.

J’aime la vie comme elle se manifeste dans un livre où son auteur a versé tout son être intellectuel, - dans une statue où le sculpteur a voulu incarner durablement sa vision passagère de beauté plastique, - dans un mets bien préparé qui a la fois flatte le palais et fortifie l’organisme, - dans une discussion d’idées poursuivie dans la sincérité la plus profonde, - dans une forêt dont les sentiers commencent à se jaunir sous la chute des feuilles que fait voler la brise automnale, - dans une femme dont vous sentez le corps souple et plein vibrer voluptueusement sous vos caresses, - dans une ronde d’enfants, délicieux, échevelés, dont les refrains vous ramènent à des lustres en arrière. Oh ! jouir de la vie ! Pleinement. Sainement. Que faut-il de plus ?

Pleinement, parce que je ne veux être l’esclave d’aucune restriction ni le domestique d’aucune réserve. Sainement, parce que j’entend conserver toute possibilité d’estimer, d’apprécier ma jouissance de la vie. Je me sais un esclave dès que j’accepte que quiconque autre que moi fixe les limites à ma jouissance ou contrôle ma perception de la vie. Quiconque ou quoi que ce soit : contrainte légale, morale fantomatique. Je me sens un serviteur dès que j’admets que me mènent mes passions. Non pas que je ne sois pas passionné. Mais je voudrais résonner mes passions et passionner ma raison. C’est de mon propre chef, sans intervention étrangère, sans immixtion du non-moi que j’entend déterminer ce qui m’est utile ou nuisible ; ce qui contribue à mon développement ou ce qui l’entrave. Et c’est par l’éducation de ma volonté que j’y parviendrai. En voulant accomplir les gestes qui me portent à jouir pleinement et sainement de la vie. En fuyant ceux qui me conduiraient aux appréciations incomplètes. Eduquer ma volonté, c’est à dire profiter de ma connaissance et de mes expériences pour faire le choix entre mes actes.

Jouir pleinement et sainement de la vie. C’est à dire de ma vie. Sous toutes ses formes. Matériellement, physiquement. Des jouissances que je puisse goûter à leur complète mesure. Sans qu’elles me dominent. Des jouissances que je puisse humer, respirer, toucher, palper, voir, entendre. Des jouissances normalement poussées à leur limite d’extrême rendement, naturellement raffinées. A quoi bon un autre idéal ? Et que voudrait faire là un Gendarme mystique ? J’ai une " morale " personnelle où Dieu n’entre pas. Je n’ai pas besoin de Dieu pour subsister moralement. Ou intellectuellement. Ou sensuellement. Que faire d’un Dieu qui m’est inutile ?Imaginer un moi-même idéalisé, porté à son extrême puissance d’expansion morale et placer ce Moi divinisé au fond de quelque Paradis, au centre de quelque Champs-Elysées. Peine perdue. Je n’ai pas plus besoin de Paradis que de Société à venirC’est présentement que je veux vivre. Me sentir vivre à ma manière. Selon mon appréciation personnelle de l'utile et du nuisible, de l’avantageux et du désavantageux.

E. Armand " Initiation à l’individualisme anarchiste " 1923

Ecrit par libertad, à 11:35 dans la rubrique "Pour comprendre".



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